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La courtepointe de Noël

Alors que Noël s’annonce gris souris cette année pour le petit Gabriel, dont les parents viennent de se séparer, sa grand-maman Madeleine lui raconte l’histoire d’une courtepointe qui avait été remisée au grenier…

La courtepointe de Noël

Publié le 25/12/2018

L'an dernier, Brigitte Meloche, auteure, avait offert aux lecteurs et lectrices de L'ÉVEIL un conte de Noël intitulé Le nouveau Sapiens d'Amérique. Elle récidive cette année avec La courtepointe de Noël. Animatrice à l'Atelier d'Esther, à Deux-Montagnes, Mme Meloche a entraîné, en 2018. dans sa passion des mots plusieurs personnes de la région en animant des ateliers d'écriture créative, entre autres à La Mouvance, Centre de femmes, à la bibliothèque municipale de Deux-Montagnes, ainsi qu'à la FADOQ. Bonne lecture et place maintenant à la magie des mots et de Noël.

Noël s’annonce gris souris cette année. Pas de trace de neige sur le trottoir qui borde la maison. Pas de joie non plus dans le cœur du petit Gabriel. Le mois qui s’achève a été particulièrement éprouvant pour lui. Ses parents ont décidé de se séparer et de continuer leur chemin chacun de leur côté. Ayant déjà refait leur vie avec un autre compagnon pour sa mère et un autre compagnon aussi pour son père, Gabriel se sent exclu.

Ses parents ont déjà vendu la maison familiale et ils ont décoré leur nouveau condo respectif avec des canapés et des tapis blanc crème beaucoup trop blanc pour un enfant de dix ans. Tout cela s’est fait si rapidement que si Gabriel n’avait pas fait attention, il se serait retrouvé dans une boîte avec les vieux bibelots au fond d’un placard. Il a perdu tous ses repères. Même ses tables de multiplication s’emmêlent maintenant dans sa tête. Il n’a jamais vécu un tel tourbillon d’émotions. Il se sent comme une poudrière prête à exploser, mais la mèche reste mouillée par ses larmes secrètes qui ruissèlent sur ses joues chaque nuit. Tout ce qui lui reste, c’est sa grand-maman chez qui il demeure en attendant que ses parents décident lequel d’entre eux n’aura pas à s’occuper de lui.

Grand-maman l’éloigne de ses pensées sombres en lui demandant de monter avec elle au grenier. Il aime bien cette grand-mère toute ronde qui dégage un parfum de tarte aux pommes. Il sait qu’elle tente de lui changer les idées et qu’elle a comme projet aujourd’hui de transformer la maison pour égayer ce Noël qui ne ressemble à rien qu’il n’ait déjà vécu.

L’escalier étroit et chambranlant les mène tout droit dans le grenier de grand-maman.  Gabriel n’y est jamais allé. Lorsque sa mamie tire sur la chaînette qui pend du plafond, il est estomaqué de découvrir un tel fouillis coloré. Toutes sortes d’objets hétéroclites gisent sur le plancher craquant qui menace de s’effondrer à mesure qu’ils avancent dans ce labyrinthe. Une bergère poussiéreuse accueille grand-maman qui se laisse choir en un nuage vaporeux. Un vieux tourne-disque se met alors en marche et enveloppe la pièce d’une douce musique victorienne. Un panier de balles de laine attire l’attention de Léo, le chat borgne et sans queue, que la vieille dame a aussi recueilli récemment et qui complète joliment ce trio de solitude que la vie a réuni. Les yeux de Gabriel se déposent sur des accessoires qu’il n’a vus que dans de vieux livres d’images. Un téléphone à roulette, une machine à écrire, une paire de skis en bois, un meuble d’apothicaire antique, un violon usé, deux chandeliers de bronze et un mannequin rembourré revêtu d’une robe qui lui fait la révérence. À la demande de sa grand-mère, il enlève une grande boîte à chapeaux qui encombre une malle bleu ardoise sertie de pentures dorées dans laquelle elle pense avoir rangé ses décorations de Noël.

Il soulève le couvercle. Une couronne de pommes de pin ainsi qu’une guirlande de clochettes reposent lovées l’une contre l’autre sur un vieil édredon. Gabriel écarte les ornements pour observer plus attentivement la couverture pliée en plusieurs couches. Il s’en empare et la tend à sa grand-mère en s’exclamant qu’il n’a jamais rien vu d’aussi beau.

Mamie Madeleine regarde tendrement son petit-fils tout en caressant la vieille courtepointe qui, fraîchement sortie du coffre, embaume le grenier d’une odeur puissante de naphtaline.

– Wow! Grand-maman, on dirait une carte aux trésors!

– C’est un peu cela, Gabriel. Tu as raison. Laissons tout ce bazar. Nous reviendrons ranger plus tard. Viens avec moi, nous allons étendre ce vestige de la préhistoire sur la corde à linge. La fraîcheur de décembre aura tôt fait d’éliminer cette odeur d’outre-tombe.

À deux, ils réussirent à hisser la courtepointe comme on lève la grande voile d’un bateau de pirates.

– Elle a vécu toutes sortes d’aventures cette couverture élimée, philosophe la vieille mamie.

– Raconte-moi! crie l’enfant. Enthousiaste pour la première fois depuis des semaines.

Il n’a pas à insister bien longtemps que déjà la vieille mamie lui sourit et accepte.

Pendant que Madeleine et Gabriel s’installent confortablement sur la causeuse bien coussinée, un vent du nord soulève légèrement la courtepointe, replaçant du même coup les histoires dans le bon ordre. Madeleine regarde nostalgique, cette parure de lit remplie de romans d’amour, de voyages exotiques, de grandes sagas familiales et de fables pour les enfants.

Elle débute son récit.

«J’ai commencé à assembler cette couverture lorsque j’étais une toute jeune fille. Il y a bien soixante années de cela. Je me rappelle, j’avais réuni en grande quantité une série de carrés de coton rouge, bleu et jaune. Je les avais ensuite cousus avec un fil blanc, en imaginant l’avenir et l’arrivée prochaine d’un soupirant. »

Gabriel rigole du choix des mots de sa grand-mère et s’étonne à chaque fois de comprendre son langage des temps anciens.

«Cet homme charmant, poursuivit la grand-mère, est venu quelques mois plus tard, par la mer. En effet, un dimanche d’été, en vacances avec ma famille, je marchais seule, pieds nus, sur une plage de la Gaspésie. Un moment de rare solitude permis par mes parents. J’admirais, certes, l’horizon où terre et mer s’amalgamaient parfaitement sur la palette de couleurs du peintre chevronné. Cependant, mon regard était constamment rivé sur le sable humide cherchant des galets plats aux formes diverses et des pierres que j’espérais précieuses. Cet après-midi-là, j’avais trouvé un énorme coquillage poli par les vagues, qui dormait paresseusement étendu sur le sable beige. Je le pris et le porta doucement à mon oreille. Je me suis laissée enjôler un moment par son chant mystérieux. Puis, j’ai levé les yeux. Il était là. Un beau pêcheur de ciel bleu azur, de rayon de soleil ocre et d’agate magenta. Redessinant pour moi sa carte du monde, il m’a courtisée galamment. Nous sommes devenus amoureux fous. Nous refaisions l’univers à chaque étreinte, poussant encore plus loin nos explorations de nouvelles contrées, d’îles vierges et de montagnes aux hauts sommets.

Puis, nous nous sommes installés dans une belle vie.

J’ai agrandi ma courtepointe. Cette fois-ci, j’ai poursuivi en taillant dans des étoffes rares d’autres formes de couleur violet, vert et orangé pour que ma couverture prenne les dimensions nécessaires pour s’étendre sur un grand lit. D’autres petits carreaux multicolores se sont ajoutés en projets qui se réalisaient au fil du temps: de nombreuses excursions dans les vieux pays, des découvertes et des rencontres. Pour partager ces récits de voyage, des livres écrits à quatre mains. Ensuite, ton grand-père et moi avons fait l’acquisition d’une maison de brique, derrière laquelle a fleuri chaque année, un joli jardin de pensées mauves.»

Gabriel se laisse bercer par la voix de sa grand-mère. Il trouve son histoire captivante.

«J’ai continué à relier cette fresque mouvante en fredonnant des comptines à mon ventre qui s’arrondissait. En inventant des scénarios de monde meilleur pour cette petite crevette qui grandissait en moi. Un matin d’hiver glacial, mais ensoleillé, notre petite Clémentine est venue au monde, partageant dans ses premières semaines d’existence cette magnifique couverture qui accueillait maintenant les rêves d’une petite famille.»

– C’est maman!

– Bien sûr que c’est ta maman! Elle ébouriffe les cheveux de son adorable petit-fils et se lève pour leur préparer une collation.

– Cela fait longtemps que je n’ai pas autant parlé mon garçon. J’ai l’air d’une vieille horloge grand-père qui compte et raconte le temps!

Pendant que sa grand-mère s’affaire, Gabriel contemple par la fenêtre la courtepointe qui se déploie comme une grande encyclopédie. Des flocons de neige tamisent maintenant la couverture, apaisant, par le fait même, le chagrin de l’enfant.

=La vieille mamie ramène de la cuisinette une théière parfumée à la mandarine pour elle, du lait pour Gabriel et le chat Léo ainsi qu’un plateau de biscuits au chocolat pour tous.

– Continue ta belle histoire grand-maman.

Le chat Léo repu de bon lait chaud approuve aussi, tout en se blottissant sur les genoux de Mamie Madeleine. Elle reprend donc là où elle s’est interrompue.

« Au fil des ans, j’ai persévéré dans l’assemblage des carreaux comme on ajoute des chapitres à un livre. La couverture a continué de recevoir maintes confidences. Elle a été témoin de nombreuses nuits peuplées de songes et de rêves, où les dormeurs voyageaient sur des tapis volants. Elle a enveloppé des corps morts de peur. Elle a chatouillé des silhouettes bronzées gorgées de soleil. Elle a réconforté des petits lutins enrhumés. Elle a séché des larmes qui maintenant sont invisibles aux générations du futur. Elle est passée au travers des différents cycles de la vie. Et, à chaque fois, je l’ai reprisée et rafraîchie quand elle était victime de l’usure du temps.

 Un jour, toutes les couleurs se sont mélangées et elle s’est assombrie. Malgré cela, elle s’est tenue bien droite même quand le lit fut déserté. Puis, pour combler le vide de mes vieux jours, petit Gabriel, j’ai remplacé quelques carrés de tissu troués par des carreaux de cachemire vieux rose et parme. Plus pâles, comme si ma vie était plus fragile, plus vulnérable, mais aussi plus précieuse. La courtepointe glissait sous mes doigts comme un satin soyeux. »

L’enfant lève les yeux sur la couverture qui blanchit maintenant à vue d’œil. La neige de Noël tant attendue est là, scintillante et lumineuse.

– Toi aussi, grand-maman, tu as déjà eu de la peine?

– Oui, bien sûr. J’ai même déjà eu beaucoup de chagrin, mais comme les carrés de la courtepointe, les peines font partie de la grande famille des couleurs et des émotions. Elles finissent toujours par se coller tendrement aux petits bonheurs qui les attendent à la croisée des chemins.

– Pourquoi ta belle couverture était-elle dans ton coffre grand-maman, au lieu d’être étendue sur ton lit?

– Je ne sais plus trop pourquoi. Il y a quelques années, mes filles m’ont suggéré de refaire la décoration de ma chambre à coucher. La courtepointe était passée de mode, je crois bien!

– Elles voulaient que tu la jettes?

– Non, je ne pense pas Gabriel. Elles voulaient seulement que je fasse du changement. C’est pourquoi je l’ai remisée au grenier. Je l’ai donc rangée avec les vieux albums de photos, les anciens cahiers d’école de ta maman et de tes tantes, les lettres d’amour de ton grand-papa, mes carnets de voyage, mes recueils de poésie et mes vieilles décorations de Noël. Cela fait partie des objets que l’on met dans un coffre aux trésors. On ne peut quand même pas, murmure grand-maman, jeter aux ordures de telles archives qui racontent le temps et sauvegardent ainsi l’histoire d’une vie.

Grand-maman Madeleine et Léo s’assoupirent paisiblement. Une petite sieste aux pays des souvenirs les occupera pour quelques instants.

C’est un Noël bien spécial, se dit Gabriel. Il se sent bien et il sait maintenant que lui aussi est un petit carré coloré important dans l’histoire de sa famille. Il a sa place quoi qu’il arrive. Le récit raconté par sa grand-mère le remplit d’espoir qu’un jour, ses parents se rappelleront qu’il est là chez grand-maman et qu’il les aime très fort.

En attendant, la vie est douce en cette nuit de Noël blanc. Gabriel est heureux avec Léo le chat borgne et sans queue et sa mamie Madeleine, qui en plus de savoir lire dans les livres, sait lire aussi dans les courtepointes.

Brigitte Meloche, auteure et animatrice

brimeloche@hotmail.com

450 473-7489

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